Paris Noir :
Se Retrouver dans l’Histoire
Comment construire un regard quand l’histoire vous a laissé·e dans l’angle mort ? En visitant l’exposition Paris Noir au Centre Pompidou, j’ai eu le sentiment de me découvrir dans les plis d’un récit collectif, trop souvent effacé. Ce texte est un voyage dans cette mémoire artistique, sensible et politique entre révélations, absences, et envie d’aller plus loin.
©️Musée du Quai Branly Jacques Chirac
À la recherche des visages oubliés
Quand j’ai entendu parler de l’exposition Paris Noir, j’ai aussitôt pensé à la Harlem Renaissance. Instinctivement, j’ai cherché des artistes noir·e·s français·es marquant·e·s à me remémorer. Ma mémoire est restée vide. Ce vide disait tout : à quel point notre imaginaire collectif est traversé par la culture afro-américaine, et combien l’histoire artistique noire française reste marginalisée, même dans nos propres souvenirs.
Pourtant, depuis quelques années, quelque chose a changé. L’art africain contemporain, l’art afro-diasporique, émergent sur la scène internationale avec force. Des expositions comme Corps et Âme à la Bourse de Commerce, Tituba pour nous protéger au Palais de Tokyo, When We See Us à Bruxelles, ou When You See Me à Dallas, célèbrent une relecture radicale des récits dominants. On assiste à une sorte d’« ode à l’art noir ». Mais en France, les artistes noir·e·s restent encore largement méconnu·e·s du grand public.
Portrait de Olusegun Obasanjo, Ancien Président du Nigéria ©️Musée du Quai Branly Jacques Chirac
Une traversée visuelle et politique de cinquante ans
C’est avec ces réflexions que je suis allée voir Paris Noir, présentée au Centre Pompidou du 19 mars au 30 juin 2025. Une première visite rapide m’a bouleversée. Puis je suis revenue, encore et encore. Il me fallait du temps pour saisir ce que je ressentais. Un élan vital, une envie de créer, de vivre, de ressentir, d’être libre. L’envie aussi de laisser une trace, et de continuer à faire émerger celles des artistes d’aujourd’hui.
Co-curatée par Alicia Knock et Eva Barois de Caevel, l’exposition réunissait plus de 400 œuvres de 150 artistes venu·e·s d’Afrique, des Amériques et des Caraïbes, ayant vécu ou travaillé à Paris entre les années 1950 et 2000. Une cartographie sensible de trajectoires entremêlées, de luttes et d’utopies incarnées.
La scénographie mêlait peinture, photographie, sculpture, collages, projections, archives et installations. Le parcours s’ouvrait sur une frise chronologique retraçant les grands moments des histoires noires, en France comme dans les diasporas. Très vite, le visiteur se retrouvait face à une évidence : Paris fut un foyer d’expériences noires radicales, artistiques et politiques.
Un mur entier était dédié à Présence Africaine, maison d’édition fondée par Alioune Diop. Un lieu intellectuel de résistance, incubateur d’idées panafricaines. Aimé Césaire, Senghor, Fanon : leurs ombres planent sur ce Paris des années 50-70, bouillonnant d’idées décoloniales et d’art engagé.
Portrait de Sahle-Work Zewde, Présidente de l’Éthiopie ©️Musée du Quai Branly Jacques Chirac
Lumière intérieure : la révélation Beauford Delaney
Plus j’avançais, plus quelque chose me happait. Une couleur, d’abord. Un jaune solaire, profond, vibrant. Il revenait dans plusieurs toiles. Jusqu’à ce que je m’arrête net : Beauford Delaney.
Face à son portrait de Marian Anderson, j’ai eu une révélation. Je découvrais pour la première fois cet artiste afro-américain installé à Paris, influencé par Van Gogh et Cézanne. Il empruntait leurs techniques, mais les transfigurait : textures de lumière, spiritualité des visages, présence des corps noirs sans caricature ni fétichisation.
Delaney peignait depuis un lieu autre : un homme noir, queer, en exil, porté par une quête de soi. Son art n’était pas seulement esthétique, il était une réponse à l’histoire, un manifeste silencieux. Il ne copiait pas l’histoire de l’art, il la reconfigurait de l’intérieur.
Je me suis ensuite précipitée dans la section dédiée à l’afro-surréalisme. Je me suis souvent demandé pourquoi on ne parlait jamais des artistes noir·e·s dans le surréalisme, ce mouvement né à Paris, influencé par Dada, porté par Breton. Là, enfin, je les découvrais.
Aimé et Suzanne Césaire en avaient posé les bases théoriques. En arts visuels, des figures comme Wifredo Lam transcendaient les frontières entre cubisme, spiritualité, surréalisme et héritages afro-caribéens.
Mais une question persistait : pourquoi faut-il toujours ajouter « afro » quand il s’agit d’un·e artiste noir·e ? Pourquoi cette assignation, même quand les œuvres partagent les mêmes codes esthétiques et ambitions que celles d’artistes blanc·he·s ? On parle rarement d’« art blanc », alors pourquoi parler d’« art noir » ? Ce glissement révèle une tension : entre visibilité et enfermement identitaire.
Afro-surréalisme : une contre-histoire nécessaire
Une Quête Inachevée… Une Envie d’Aller Plus Loin
J’étais allée voir cette exposition trois fois, et pourtant, je ne me sentais toujours pas prête à la laisser derrière moi. Elle m’avait bouleversée, interrogée, parfois même mise mal à l’aise. Je ressentais le besoin d’y retourner, comme si quelque chose en moi restait suspendu, inachevé.
Je venais à penser que Paris Noir n’était que le début d’une quête, celle de notre identité, de notre regard, de notre rapport aux images. J’aurais aimé pouvoir discuter avec ces artistes, ces penseur·euses, ces militant·es, car il ne s’agissait pas seulement d’art, mais de récits, de vécus, de combats. J’aurais aimé échanger sur nos différences et l’impact de leurs luttes sur nous…
En fin de compte, cette exposition m’avait fait comprendre une chose essentielle : ce que nous cherchons, ce n’est pas seulement à voir des œuvres, mais à comprendre comment elles avaient été vues, utilisées, détournées. Paris Noir poussait à creuser plus, à lire davantage, à faire émerger ces figures oubliées, ces pensées marginalisées. Il fallait prendre Paris Noir comme le début d’un travail plus vaste, plus intime, celui de reconstruire un regard plus juste, plus libre, plus conscient et fidèle à nous-mêmes… C’était l’ouverture d’un nouveau manifeste de l’art noir.
Pour un nouveau manifeste
Paris Noir m’a profondément touchée. Elle a éveillé en moi une envie de continuer cette quête : personnelle, collective, esthétique et politique.
Ce que nous avons vu au Centre Pompidou n’est pas un "art noir" figé ou folklorisé. C’est un art multiple, vivant, libre. Un art qui appelle à sortir des cases, à interroger les récits dominants, à reprendre la parole.
Et si cette exposition n’était que le prologue d’un nouveau manifeste ? Un manifeste pour un regard affranchi, radical, attentif à la mémoire comme à l’invisible. Un manifeste pour un art plus juste, plus conscient, et surtout plus fidèle à ce que nous sommes.